[n° ou bulletin] est un bulletin de Titre : | 2 | Type de document : | texte imprimé | Année de publication : | 2022 | Langues : | Français (fre) | Index. décimale : | PER périodiques | Note de contenu : | La couleur du ciel
Jakuta Alikavazovic
Novembre à Pékin, c’est le début des pics de consommation d’énergie, le moment où l’on relance les centrales à charbon. Le smog s’installe, pénètre les bronches et trouble la vision. Les indicateurs de pollution dépassent les seuils répertoriés par les applis de suivi de la qualité de l’air. Puis soudain, retour du ciel bleu. Ceux qui ont vécu cet épisode, appelé Blue Meeting, peinent à dire ce qui, de l’âpreté du smog ou de l’éclaircie programmée, les a le plus perturbés. Ils s’interrogent sur le sens à donner au phénomène. Et si le Blue Meeting était le présage d’un futur dans lequel la météo n’est plus vraiment une surprise, dans lequel nos discussions quotidiennes portent sur nos rapports de force avec l’atmosphère ? Il nous faudrait inventer une nouvelle langue pour parler du ciel. Nous aurions à pratiquer cette forme de dialectique à laquelle se livre Jakuta Alikavazovic — un principe incessant et délicat de reformulation, familier de son écriture. Ses chroniques et ses livres interrogent d’ailleurs de manière récurrente notre rapport au ciel ; le titre du dernier en date en témoigne : Comme un ciel en nous. Elle l’a écrit après avoir passé une nuit au Louvre, à réfléchir au monde qu’on lui avait transmis, à la manière d’y prendre place et, peut-être, de le modifier.
De rouille et de teck
Jane Hutton traduit par Fanny Quément
Soixante gigatonnes de matière sont déplacées chaque année par les humains à la surface de la planète. C’est huit fois plus qu’au début du XXe siècle. Siècle durant lequel l’usage, la gestion et l’approvisionnement des matériaux se sont considérablement ramifiés à mesure que le design s’est spécialisé. Dans Paysages Réciproques, l’ouvrage dont est extrait le texte que nous publions, Jane Hutton distingue cinq histoires sociales et environnementales qui, parmi les méandres de ces mouvements matériels, relient les aménagements de la ville de New York aux sites d’extraction invisibles dont proviennent l’acier, le granite, les platanes, les fertilisants et en l’occurrence les bois exotiques. Contrairement à ce qu’indique le titre Paysages Réciproques, Jane Hutton décrit des échanges inégaux entre les sites d’extraction et les sites de mise en œuvre. Elle montre le flou des chaînes d’approvisionnement des matériaux, le manque de prise des politiques environnementales, l’échelle déconcertante de l’économie de marché qui rend la ressource invisible. Le mot réciproque, écrit-elle, « n’est pas destiné à adoucir, dissimuler, ou suggérer l’équilibre. Au contraire, son usage intentionnel a valeur d’aspiration. Lorsqu’il est associé au “paysage”, il souligne les interdépendances inextricables que les humains partagent avec le monde plus qu’humain, que les consommateurs partagent avec les producteurs. » Paysages réciproques est avant tout un exercice de pensée qui conçoit ces matériaux qui parcourent le monde comme une matière changeante, en constante évolution. Une matière façonnée par l’autre et qui le façonne en retour. Paysages réciproques s’inscrit résolument, sans qu’il en soit jamais vraiment question, dans le courant des humanités environnementales. Sa portée théorique est tenue à distance, et considérée à partir de la matière, du terrain, du détail biologique, du fait politique. L’enquête de Jane Hutton, c’est ce qui fait sa force, est menée à l’échelle globale, mais toujours à hauteur d’œil.
Destins plastiques
Ranjan Ghosh traduit par Fanny Quément
En 2012, la géologue Patricia Corcoran et la sculptrice Kelly Jazvac découvrent, sur la plage de Kamilo Beach à Hawaï, où l’océanographe Charles Moore dit avoir aperçu d’étranges conglomérats de plastique et de sable, 167 fragments de roches, de 2 à 22,5 cm de diamètre, présentant un mélange de basalte et de plastique fondu. Patricia Corcoran, Charles Moore et Kelly Jazvac insistent : ces roches, dénommées désormais plastiglomérats, sont des exemples d’une « action anthropique (la combustion) réagissant à un problème anthropique (la pollution plastique) ». Elles sont en effet les produits de feux de camp allumés sur la plage, et non, comme Charles Moore l’avait d’abord supposé, le résultat d’une interaction spontanée entre lave en fusion et polymères. Le texte de Ranjan Ghosh, paru initialement en février 2021 dans la revue Critical Inquiry, est lui-même un conglomérat, un montage de références et de signes composites. Il est en cela un pur produit de l’ère plastique, à l’image du plastiglomérat-roche et du plastiglomérat-œuvre transformé en ready-made par Kelly Jazvac. Si à la fois Ranjan Ghosh et Kelly Jazvac s’intéressent au plastiglomérat, c’est bien en effet parce qu’ils voient en cette roche l’incarnation d’une nouvelle Nature. Une nature qui n’existe pas en dehors de nous, ce qui reviendrait à continuer à nous penser séparés d’elle, mais une nature produite par nous, formée par nos représentations et actions. Ranjan Ghosh, penseur et professeur au Département d’Anglais de l’Université du nord du Bengale, nous rappelle ici que le monde-plastique que nous habitons est le même monde-plastique que nous fabriquons. Il se place ainsi dans une longue tradition de dévoilement et de déconstruction des récits dominants, dont l’Anthropocène est devenu le dernier exemple en date.
La peau des murs
Camille Bleker
Se pencher sur l’architecture d’une maison est, par bien des aspects, une affaire d’omission ou de zoom sélectif. Bien entendu, l’architecture est le résultat d’une entente, d’un contrat, d’intentions et de compromis. Puis la maison devient, selon la formule de Gaston Bachelard, « le coffre de la mémoire ». Tout ceci, on peut s’autoriser à l’ignorer si l’on veut observer comment l’ensemble des situations qui la composent s’articulent les unes aux autres, au monde et à l’époque. Camille Bleker connaissait de vue la résidence familiale dont il est ici question et dont le nom de l’architecte est très connu. Elle l’avait aperçue sous une autre forme, après sa seconde transformation en 1991, sans savoir d’ailleurs qui en était l’architecte, sans notion étayée de son importance ni de son rôle dans l’histoire des formes. On sait à peu près ce que l’avènement de la starchitecture a produit de merveilles et de déconvenues au tournant du XXIe siècle. On comprend qu’il n’était pas inutile de l’oublier pour revenir à l’architecture de la maison. C’est donc moins attentive à la signature de l’architecte qu’à l’humeur de l’époque et à la matière même des espaces, qu’elle s’est replongée dans les photos de la maison et de ses distorsions.
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[n° ou bulletin] est un bulletin de 2 [texte imprimé] . - 2022. Langues : Français ( fre) Index. décimale : | PER périodiques | Note de contenu : | La couleur du ciel
Jakuta Alikavazovic
Novembre à Pékin, c’est le début des pics de consommation d’énergie, le moment où l’on relance les centrales à charbon. Le smog s’installe, pénètre les bronches et trouble la vision. Les indicateurs de pollution dépassent les seuils répertoriés par les applis de suivi de la qualité de l’air. Puis soudain, retour du ciel bleu. Ceux qui ont vécu cet épisode, appelé Blue Meeting, peinent à dire ce qui, de l’âpreté du smog ou de l’éclaircie programmée, les a le plus perturbés. Ils s’interrogent sur le sens à donner au phénomène. Et si le Blue Meeting était le présage d’un futur dans lequel la météo n’est plus vraiment une surprise, dans lequel nos discussions quotidiennes portent sur nos rapports de force avec l’atmosphère ? Il nous faudrait inventer une nouvelle langue pour parler du ciel. Nous aurions à pratiquer cette forme de dialectique à laquelle se livre Jakuta Alikavazovic — un principe incessant et délicat de reformulation, familier de son écriture. Ses chroniques et ses livres interrogent d’ailleurs de manière récurrente notre rapport au ciel ; le titre du dernier en date en témoigne : Comme un ciel en nous. Elle l’a écrit après avoir passé une nuit au Louvre, à réfléchir au monde qu’on lui avait transmis, à la manière d’y prendre place et, peut-être, de le modifier.
De rouille et de teck
Jane Hutton traduit par Fanny Quément
Soixante gigatonnes de matière sont déplacées chaque année par les humains à la surface de la planète. C’est huit fois plus qu’au début du XXe siècle. Siècle durant lequel l’usage, la gestion et l’approvisionnement des matériaux se sont considérablement ramifiés à mesure que le design s’est spécialisé. Dans Paysages Réciproques, l’ouvrage dont est extrait le texte que nous publions, Jane Hutton distingue cinq histoires sociales et environnementales qui, parmi les méandres de ces mouvements matériels, relient les aménagements de la ville de New York aux sites d’extraction invisibles dont proviennent l’acier, le granite, les platanes, les fertilisants et en l’occurrence les bois exotiques. Contrairement à ce qu’indique le titre Paysages Réciproques, Jane Hutton décrit des échanges inégaux entre les sites d’extraction et les sites de mise en œuvre. Elle montre le flou des chaînes d’approvisionnement des matériaux, le manque de prise des politiques environnementales, l’échelle déconcertante de l’économie de marché qui rend la ressource invisible. Le mot réciproque, écrit-elle, « n’est pas destiné à adoucir, dissimuler, ou suggérer l’équilibre. Au contraire, son usage intentionnel a valeur d’aspiration. Lorsqu’il est associé au “paysage”, il souligne les interdépendances inextricables que les humains partagent avec le monde plus qu’humain, que les consommateurs partagent avec les producteurs. » Paysages réciproques est avant tout un exercice de pensée qui conçoit ces matériaux qui parcourent le monde comme une matière changeante, en constante évolution. Une matière façonnée par l’autre et qui le façonne en retour. Paysages réciproques s’inscrit résolument, sans qu’il en soit jamais vraiment question, dans le courant des humanités environnementales. Sa portée théorique est tenue à distance, et considérée à partir de la matière, du terrain, du détail biologique, du fait politique. L’enquête de Jane Hutton, c’est ce qui fait sa force, est menée à l’échelle globale, mais toujours à hauteur d’œil.
Destins plastiques
Ranjan Ghosh traduit par Fanny Quément
En 2012, la géologue Patricia Corcoran et la sculptrice Kelly Jazvac découvrent, sur la plage de Kamilo Beach à Hawaï, où l’océanographe Charles Moore dit avoir aperçu d’étranges conglomérats de plastique et de sable, 167 fragments de roches, de 2 à 22,5 cm de diamètre, présentant un mélange de basalte et de plastique fondu. Patricia Corcoran, Charles Moore et Kelly Jazvac insistent : ces roches, dénommées désormais plastiglomérats, sont des exemples d’une « action anthropique (la combustion) réagissant à un problème anthropique (la pollution plastique) ». Elles sont en effet les produits de feux de camp allumés sur la plage, et non, comme Charles Moore l’avait d’abord supposé, le résultat d’une interaction spontanée entre lave en fusion et polymères. Le texte de Ranjan Ghosh, paru initialement en février 2021 dans la revue Critical Inquiry, est lui-même un conglomérat, un montage de références et de signes composites. Il est en cela un pur produit de l’ère plastique, à l’image du plastiglomérat-roche et du plastiglomérat-œuvre transformé en ready-made par Kelly Jazvac. Si à la fois Ranjan Ghosh et Kelly Jazvac s’intéressent au plastiglomérat, c’est bien en effet parce qu’ils voient en cette roche l’incarnation d’une nouvelle Nature. Une nature qui n’existe pas en dehors de nous, ce qui reviendrait à continuer à nous penser séparés d’elle, mais une nature produite par nous, formée par nos représentations et actions. Ranjan Ghosh, penseur et professeur au Département d’Anglais de l’Université du nord du Bengale, nous rappelle ici que le monde-plastique que nous habitons est le même monde-plastique que nous fabriquons. Il se place ainsi dans une longue tradition de dévoilement et de déconstruction des récits dominants, dont l’Anthropocène est devenu le dernier exemple en date.
La peau des murs
Camille Bleker
Se pencher sur l’architecture d’une maison est, par bien des aspects, une affaire d’omission ou de zoom sélectif. Bien entendu, l’architecture est le résultat d’une entente, d’un contrat, d’intentions et de compromis. Puis la maison devient, selon la formule de Gaston Bachelard, « le coffre de la mémoire ». Tout ceci, on peut s’autoriser à l’ignorer si l’on veut observer comment l’ensemble des situations qui la composent s’articulent les unes aux autres, au monde et à l’époque. Camille Bleker connaissait de vue la résidence familiale dont il est ici question et dont le nom de l’architecte est très connu. Elle l’avait aperçue sous une autre forme, après sa seconde transformation en 1991, sans savoir d’ailleurs qui en était l’architecte, sans notion étayée de son importance ni de son rôle dans l’histoire des formes. On sait à peu près ce que l’avènement de la starchitecture a produit de merveilles et de déconvenues au tournant du XXIe siècle. On comprend qu’il n’était pas inutile de l’oublier pour revenir à l’architecture de la maison. C’est donc moins attentive à la signature de l’architecte qu’à l’humeur de l’époque et à la matière même des espaces, qu’elle s’est replongée dans les photos de la maison et de ses distorsions.
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